Un film de Tsui Hark
Titre original : Dao
Hong Kong (1995)
Action (env. 1h41)
Avec : Chiu Man-cheuk, Valérie Chow, Xin Xin Xiong, Moses Chan, Collin Chiou…
Résumé : En des temps reculés, dans une province chinoise où règnent le chaos et la misère, le jeune forgeron Ding On, découvre par hasard que son père fut tué par un étrange brigand au corps recouvert de tatouages et ayant la capacité de voler. Bouleversé par la nouvelle, il vole la lame de son père, qui fut brisée lors de l’affrontement de ce dernier avec le « tatoué », et s’enfuit de chez son maître, un grand armurier qui l'a recueilli lorsqu’il n’était qu’un nourrisson. En chemin il se retrouve mêlé à une bagarre avec des brigands, dans laquelle il perd son bras droit. Transporté et soigné par un jeune paysan « Noiraud », orphelin lui aussi, Ding On manchot et humilié, décide de s’exiler de son entourage. Après une nouvelle attaque d’hors la loi où il est de nouveau torturé, il trouve un manuel de Kung -Fu qui va lui permettre de tirer toute sa force de son handicap…
The Blade est né de l’énervement de son réalisateur Tsui Hark, qui déplorait alors à l’époque le manque de renouvellement de forme dans le cinéma d’action et dans le wu xia pan (film de sabre chinois), genre encore très peu connu en occident. Nous sommes dans le milieu des années 90 et il faudra attendre encore quelques années avant que des films comme Tigre & Dragon apparaissent sur nos écrans et fassent connaître à un public large, un genre que l’on pourrait comparer chez nous à nos films de cape et d’épée (un cinéma malheureusement mort et enterré depuis longtemps) qui remonte au début du cinéma chinois. Le but du film est donc clair : renouveler tout un pan du cinéma asiatique, rien que ça ! Et qui d’autres que le maître Tsui Hark pouvait réussir un tel pari ? Personne sans doute.
Hommage au maître
Pour que la révolution ait lieu, le réalisateur se devait de revenir à la base de ce cinéma pour se détacher de tout ce qui avait été fait avant et ainsi proposer quelque chose de nouveau. C’est pour cela qu’il choisit de se réapproprier l’un des mythes les plus populaires du genre : celui du sabreur manchot. S’inspirant déjà du cinéma japonais et notamment de la saga des Zatoichi, Chang Cheh révolutionna le wu xia pan fin des sixties avec The One-Armed Swordsman (Un seul bras les tua tous), dont l’histoire raconte comment un homme manchot va surmonter son handicap grâce aux arts-martiaux. Enorme succès à l’époque, le film connaîtra deux suites Return of the One-Armed Swordsman (Le bras de la vengeance) et The New One-Armed Swordsman (La rage du Tigre) qui est en fait une relecture du premier opus. Tout comme ce dernier, The Blade est loin d’être un simple remake de l’original mais plutôt une réinterprétation personnelle du mythe, tout en étant un vibrant hommage à l’un de ses « maîtres », Chang Cheh lui-même. La trame du film, quelques éléments de l’œuvre originale, le personnage manchot (logique !), le manuel de Kung Fu, l’intervention du héros entre son maître et le méchant… et une violence très graphique qui lie les deux œuvres entre elles. Néanmoins ce sont là les seuls points communs. Aujourd’hui le cinéma de Chang Cheh est devenu classique et Tsui Hark est décidé à faire évoluer, une fois de plus, le wu xia pan dans la modernité.
Sur le terrain
Etant donc lassé du
wu xia pan traditionnel avec ses combats aux chorégraphies câblées et fluides, à la mise en scène stylisée (je pense en particulier au raffinement des films de Chu Yan), Tsui Hark va adopter une ligne directrice complètement différente de ce qui se fait à l’époque et qu’il appellera l’ « action-vérité ». Premièrement et contrairement aux autres œuvres du genre se situant dans la Chine ancestrale, l’époque de l’histoire n’est pas définissable, aucuns repères temporels n’étant là pour nous aider, les évènements pouvant très bien se dérouler dans un futur apocalyptique à la
Mad Max, à tel point qu’on aurait pas été surpris de voir une carcasse de voiture ou les ruines d’un immeuble dans les arrières plans. Deuxièmement il souhaite un cinéma d’action emprunt de réalisme, qui se rapproche le plus d’une certaine crédibilité, d’une vérité qui se traduit à travers sa mise en scène. Pour cela, il favorise l’improvisation dans chaque angle de la création : que ce soit dans le scénario qu’il prive de tout dialogue (le réalisateur écrira au jour le jour quelques dialogues directifs qui imposeront aux acteurs la lourde tâche d’improviser tout le long du tournage), l’absence de points de repères positionnels pour les comédiens obligeant le cadreur à être réactif à leur jeu, ou encore les scènes de combats dont les prouesses martiales, sans câbles, sont exécutées par les acteurs… Une approche révolutionnaire dans la manière d’aborder le cinéma d’action (qu'il réappliquera au polar dans
Time & Tide), pas si éloigné de celle du « cinéma vérité » d’une certaine Nouvelle Vague française. Il est d’ailleurs amusant de remarquer que pratiquement au même moment, un autre réalisateur de film d’action, appliquera des principes semblables. En effet, John Mctiernan n’a-t-il pas réalisé
Une Journée en Enfer avec ses scènes d’explosions et de poursuites, tournées dans les rues de New York en plein jour ? Un détail intéressant qui permet de faire un rapprochement entre les deux hommes. Mais ce n’est pas le sujet.
Ran
Par une mise en scène quasi-documentaire (certaines images semblent prises par un reporter de guerre), la volonté de Tsui Hark est de construire un espace réel qui prendrait vie sous les yeux du spectateur, mais elle est aussi de le déconstruire. Dès les premières scènes, le film dévoile très bien son thème central : le chaos. La société humaine que dépeint du film n’est régit que par la violence et les instincts bestiaux (l’attraction du personnage de Tête d’Acier pour la prostitué) où le but de chaque être est la survie avant tout. Un monde dans lequel le bien ne triomphe pas forcément (le meurtre sauvage du moine bouddhiste). L’un des buts de Tsui Hark est donc de mettre en scène le chaos à tel point que la première vision du film nous donne la sensation d’une œuvre désordonnée voire complètement bordélique (ellipses brutales, montage rapide et nerveux…) alors qu’au deuxième visionnage l’ensemble paraît d’une incroyable cohérence, ce qui démontre une nouvelle fois qu’un film de Tsui Hark doit toujours être vu au moins 2 fois. Tout comme la technique de combat du manchot Ding On dont l’équilibre et la force sont tirés du déséquilibre du personnage, c’est par la déconstruction d’une réalité agencée que Tsui Hark va pouvoir peu à peu insuffler à son œuvre une nature chaotique. Au risque de briser certaines règles du 7ème art : lors du flash back montrant la mort du père de Ding On, on peut voir un spot d’éclairage en plein milieu d’un plan, la dissymétrie des costumes, de simples pièces de tissus que les comédiens devaient agencer comme ils le pouvaient, la mise au point est parfois aléatoire… des détails qui confère un aspect brutal et rugueux au film.
L’enfer des armes
Le chaos est le fruit de la violence et la violence est le fruit des armes. Le début du film nous montre le rituel qui prend lieu chaque année dans l’armurerie qui se définit par une prière à la lame brisée, ensuite les employés s’entaillent le bras pour récolter un peu de sang sur un tissu qu’ils offrent à la lame. Le maître de l’armurerie par ce rituel espère ainsi se protéger et sa famille du malheur tout comme il cache les origines de son protégé Ding On, craignant qu’il s’engouffre sur la voie de la vengeance. Mais bien qu’il ne soit pas un guerrier, il n’exerce pas la violence et donc il pense qu’il échappera à son cercle vicieux mais il n’en demeure pas moins qu’il fabrique des armes destinés à tuer et il est donc naturel qu’un jour la violence qu’il redoute tant, lui retombe dessus. Dans le final, son armurerie est attaquée par le « tatoué » et ses hommes qui réussissent à pénétrer en se faisant passer pour des villageois attaqués. D’abord fouillés ils entrent et se ruent sur les armes fraîchement fabriqués massacrant ainsi toute personne sur leur chemin. Le message est clair, celui qui vit par les armes meurt par les armes. The Blade est donc un film sur les armes et plus précisément sur une arme, celle qui donne son titre au film. La lame qui fut brisée lors de l’affrontement entre « le tatoué » et le père de Ding On qui y trouva la mort. Elle est le véritable personnage central du film. Tout les évènements de l’histoire tourne autour de cette arme, lui procurant alors une dimension fantastique : elle est d’abord objet de culte, puis elle est enterrée avec le bras de Ding On et enfin elle est déterrée et « ressuscite » après que ce dernier est trouvé le manuel de Kung Fu. On pourrait même dire qu’elle est vivante et qu'elle possède une volonté propre. Lorsque Ding On se lie à son arme par une chaîne, est-ce la lame qui devient prisonnier de lui ou le contraire ? Est-ce Ding On qui tue accidentellement la prostituée ou bien est-ce la volonté de la lame ? Il faut dire que cette scène manipule très bien l’ambiguïté et que les deux cas se valent. En adoptant la voie de la lame, Ding On opte pour celle de la violence car toute personne liée à cette arme semble être condamnée à semer la mort autour d’elle, ou voir cette dernière s’exercer sur son entourage.
Happy End ?
Le ton du film est profondément pessimiste et même si la fin apparaît comme heureuse, elle peut être perçue de manière totalement opposée. En effet, le spectateur a plus l’impression d’assister au fantasme de la narratrice du film, la fille du maître de l’armurerie qui recluse seule, s’imagine que Ding On et Tête d’acier reviennent à ses côté même si cela paraît assez peu crédible. Après c’est selon la sensibilité de chacun de comprendre cette fin, mais quelle que soit la manière dont on aborde son œuvre, Tsui Hark, a réussi à produire une œuvre singulière et unique de part son approche stylistique, sa folie furieuse (les scènes de combats, surtout la scène finale, sont vraiment impressionnantes) et son scénario en apparence simpliste mais incroyablement riche de sens… qui fut injustement passée inaperçue lors de sa sortie en salle. Mais le temps guéri parfois les blessures et aujourd’hui le film est enfin reconnu à sa juste valeur. The Blade reste à ce jour l’un des meilleurs wu xia pan de tout les temps et une pièce maîtresse dans la filmographie de son auteur, la plus noire et la plus énervée (la scène du chien, les images de cadavres écorchés vifs), Tsui Hark y ayant mis toute sa rage. Car on peut dire que le film fut enfanté dans la douleur : les conditions de tournage furent tellement pénibles et fatigantes, que le réalisateur quittera le plateau dès la mise en boîte du dernier plan laissant l’équipe seule. Depuis il éprouve une amertume par rapport au film qu’il ressent comme un échec. Détrompez-vous Mr. Hark ! Vous êtes loin d’avoir échoué. Au contraire c’est ce qu’on peut appeler une totale réussite.
Pour faire court : En revenant au mythe du sabreur manchot, Tsui Hark révolutionne le wu xia pan et le cinéma d’action en général par une approche réaliste et sauvage. Tout simplement magistral !